Voici le texte d’un papier écrit pour Phébé, qui recense deux papiers :
L. Boxell, M. Gentzkow, J. M. Shapiro, « Is the internet causing political polarization ? Evidence from demographics », NBER, 2017
M. Beam, M. J. Hutchens, J. D. Hmielowski, « Facebook news and (de)polarization : reinforcing spirals in the 2016 US election », Information, Communication & Society, 2018
Ce papier a été publié par Phébé puis sur le site du Point.fr:
Les réseaux sociaux exacerbent-ils les désaccords politiques ? Pas si sûr. Une analyse parue dans la veille d’idées internationale créée par « Le Point ».
Par Erwan Le Noan *
Depuis l’élection présidentielle américaine de 2016, les réseaux sociaux sont dans la tourmente médiatique, régulièrement accusés de diffuser de fausses informations et de faire le jeu des extrêmes. L’explication revient régulièrement dans le débat public : en ligne, les internautes ne rencontreraient, par choix et par le biais des algorithmes qui leur soumettent des informations, que des opinions conformes à leurs convictions, renforçant leurs certitudes. Progressivement, le débat numérisé deviendrait un terrain où les idéologies sont filtrées (« filter bubbles ») et se croisent sans se confronter voire, pire encore, s’affermissent (un phénomène que les experts appellent « echo chamber »).
La polarisation de l’opinion publique américaine est une réalité, mesurée par de nombreuses études. En 2014, le Pew Research Center relevait que « républicains et démocrates sont plus divisés, selon des lignes idéologiques, que jamais, et l’antipathie partisane plus profonde et large depuis les vingt dernières années ». De 1994 à 2014, chaque base militante a consolidé ses convictions, les sympathisants des deux partis s’éloignant progressivement les uns des autres. Les comportements électoraux sont plus constants dans le temps qu’avant : la proportion d’électeurs choisissant le même parti lors du scrutin présidentiel et à l’élection de la Chambre des représentants est passée de 71 % en 1972 à 90 % en 2012. Il n’y a pas que la vie politique qui est bouleversée : en 1950, 5 % des républicains et des démocrates se disaient « mal à l’aise » (« displeased ») si l’un de leurs enfants épousait une personne d’un autre parti que le leur ; en 2010, ce taux avait atteint 50 % pour les républicains et 30 % pour les démocrates !
Cette évolution ayant été pour partie concomitante de l’émergence des nouvelles technologies et de l’abondance d’informations qu’elle a induite, les réseaux sociaux et Internet ont été naturellement accusés. Quelques études récentes viennent contester ce discours, largement répandu sans être nécessairement toujours bien établi. Celle réalisée par Levi Boxell, Matthew Gentzkow et Jesse Shapiro fragilise le lien qui est habituellement fait entre Internet et la conflictualité croissante de la vie politique. Les auteurs ont établi un « indice de polarisation », agrégeant des données issues d’autres recherches, et ont étudié la population américaine entre 1996 et 2012 en la segmentant par âge. Le résultat est inattendu : « La croissance de la polarisation est la plus forte parmi les groupes les moins susceptibles d’utiliser Internet et les réseaux sociaux. » C’est chez les plus de 75 ans que la polarisation politique est la plus marquée, puis chez les plus de 65 ans, qui sont paradoxalement les populations les moins « numériques » parmi les Américains. À l’inverse, l’évolution de la polarisation est considérablement plus faible dans la population plus jeune, elle-même très connectée.
Cette tendance est confirmée par une autre étude parue récemment. Elle porte de manière spécifique sur Facebook, particulièrement mis en cause ces derniers mois. Pour mesurer concrètement les effets du réseau sur la polarisation de la vie publique, Michael Beam, Myiah Hutchens et Jay Hmielowski ont analysé les comportements politiques des citoyens américains pendant la campagne électorale américaine de 2016 (ils ont mesuré le niveau de « polarisation » de 500 d’entre eux, et suivi l’évolution politique grâce à des enquêtes successives de YouGov), pour tester l’hypothèse selon laquelle les internautes évitent les informations contradictoires et favorisent celles qui confortent leurs opinions. Leurs conclusions sont contraires aux idées communément exprimées dans le débat public : ils mesurent « une modeste dépolarisation dans le temps, à travers la lecture d’informations sur Facebook », liée notamment à une exposition à des idées différentes (ce qu’ils confirment en rappelant une liste d’autres études parvenues à des conclusions similaires). Ainsi, ils n’ont pas « trouvé de preuve d’une spirale de renforcement partisan qui aurait pour résultat une polarisation accrue ». Selon les auteurs, les réseaux sociaux pourraient aider les individus qui sont les moins engagés et les moins motivés par une identité partisane à « se confronter à des informations et s’engager dans un processus de prise de décision politique réfléchie » ! En somme, Facebook ouvrirait de nouveaux horizons, suscitant l’esprit critique : il aurait pour effet de « réveiller une identité citoyenne plutôt que partisane ».
Ces travaux ne sont pas les premiers à interroger le lien entre réseaux sociaux et comportements électoraux. Leur premier intérêt est de montrer, implicitement, que les internautes sont aussi des adultes responsables capables d’interpréter par eux-mêmes les informations auxquelles ils accèdent. Dans un contexte d’information abondante et de sources incertaines, les lecteurs savent faire le tri entre les relais de qualité et les autres. Leur second intérêt est qu’elles obligent à s’interroger sur l’ensemble des causes des mutations politiques contemporaines. Beam, Hutchens et Hmielowski estiment que « les informations sur Facebook, les filter bubbles […] et les echo chamberspourraient ne pas être coupables de la polarisation croissante des citoyens ». Ils pointent plutôt d’autres facteurs possibles : les inégalités, la polarisation des élites, le financement électoral et la libéralisation des médias. Autant de sujets de recherche à explorer !
*Associé du cabinet Altermind, spécialiste des questions de concurrence
Aux États-Unis, on constate, depuis les vingt dernières années un accroissement de la « polarisation » politique : républicains et démocrates sont aujourd’hui plus divisés que jamais. Mais on aurait tort de rendre les réseaux sociaux responsables de ce phénomène, comme on le fait souvent. Depuis les années 1990, c’est parmi les groupes les moins susceptibles d’utiliser Internet et les réseaux que la polarisation s’est le plus accrue. Mieux : pendant l’élection présidentielle américaine, la lecture d’informations sur Facebook a plutôt provoqué une modeste dépolarisation de l’opinion, liée à l’exposition à des idées différentes.
Publication analysée
L. Boxell, M. Gentzkow, J. M. Shapiro, « Is the internet causing political polarization ? Evidence from demographics » , NBER, 2017
M. Beam, M. J. Hutchens, J. D. Hmielowski, « Facebook news and (de)polarization : reinforcing spirals in the 2016 US election », Information, Communication & Society, 2018
Les auteurs
Michael Beam est chercheur à l’université d’Etat de Kent, dans l’Ohio, Myiah Hutchens et Jay Hmielowski enseignent à l’université d’Etat de Washington. Levi Boxell est affilié à l’université Stanford, Matthew Gentzkow à l’université Stanford et au NBER, Jesse Shapiro à l’université Brown et au NBER.
Pour aller plus loin
« Political polarization on Facebook », Brookings, 2015
« Baromètre 2018 de la confiance des Français dans les médias », Kantar/Sofres/La Croix
« Political polarization in the American public. How increasing ideological uniformity and partisan antipathy affect politics, compromise and everyday life », Pew Research Center, 2014
Cass Sunstein, « #Republic : Divided Democracy in the Age of Social Media », Princeton University Press, 2017
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