Voici le texte de ma chronique du 18 mars 2018
L’école économique du « Public choice », portée par le prix Nobel James Buchanan, a étudié la façon dont se forment les « choix publics ». Son originalité est de considérer que les décideurs publics, élus ou fonctionnaires, sont des humains comme les autres (!) et qu’ils sont en conséquence animés par des considérations personnelles : tel administrateur a des projets légitimes de carrière ; tel élu cherche à assurer sa réélection.
Ce décryptage, qui perçoit la politique comme une forme d’échange, permet d’expliquer de nombreuses décisions publiques. Il déconstruit le mythe de l’intérêt général : l’administration est, comme le privé, une nébuleuse d’intérêts. Il ne prétend pas que les fonctionnaires sont malhonnêtes, mais part du principe qu’il n’y a aucune raison qu’ils soient des êtres supérieurs.
Ceux qui doutent pourront se référer au livre que Vincent Jauvert vient de publier (1). En 250 pages, l’auteur décrit – et dénonce – les pratiques d’une haute administration qui, contrôlant pouvoirs politique et économique, dans une étonnante confluence de carrières, s’affranchit des normes morales qu’on serait en droit d’attendre d’elle. Celles des « grands corps » (Conseil d’Etat et Inspection des Finances majoritairement) sont les plus surprenantes, qui montrent un Etat où se cumulent les conflits d’intérêts réels ou potentiels.
L’auteur égraine les exemples de magistrats conseillant des justiciables qu’ils peuvent être amenés à juger, d’agents de Bercy passés sans interrogation au service des banques dont ils édictaient les normes, de hauts fonctionnaires partis temporairement vendre leur connaissance de l’Etat pour le combattre.
Si les règles déontologiques étaient renforcées, si les revenus des hauts fonctionnaires étaient clarifiés (et publiés, comme aux Etats-Unis), ils pourraient expliquer et justifier des pratiques qui, aujourd’hui, nourrissent le soupçon de conflit d’intérêts
« Théorie des apparences ». Questionner ces habitudes conduit à s’exposer à l’accusation de populisme : les interrogations sont rejetées d’un revers de la main. Pourtant, force est de constater un manque cruel de transparence. Comment expliquer ces passages d’organisme régulateur à opérateur régulé ? Comment comprendre ces carrières effectuées dans le privé, à l’abri d’un poste conservé dans la fonction publique – parfois même en y cumulant des avantages ? Comment justifier les salaires mirobolants de ces agents qui gagnent (bien) plus que le Président, lequel émarge à 150 000 euros (ils seraient près de 600 d’après le député Fabien Di Filippo) ?
Pour assurer l’équité d’un tribunal, le droit anglo-saxon a développé la « théorie des apparences », que résume un adage anglais : la justice ne doit pas seulement être rendue, elle doit aussi donner l’apparence d’être juste et équitable. En clair, aucun soupçon de conflit d’intérêts ou d’opacité ne doit pouvoir peser sur la Justice, pour que la solidité de son jugement et sa légitimité ne soient pas remises en cause.
Les grands corps de l’Etat feraient bien de s’en inspirer. Si leurs règles déontologiques étaient renforcées, si les revenus des hauts fonctionnaires étaient clarifiés (et publiés, comme aux Etats-Unis), ils pourraient expliquer et justifier des pratiques qui, aujourd’hui, nourrissent le soupçon de conflit d’intérêts et les suspicions du capitalisme de connivence.
Le problème est que cela ne risque pas d’arriver : le livre s’ouvre sur les propos de Marylise Lebranchu, ex-ministre de la fonction publique, qui raconte les pressions et menaces majeures qu’elle a subies … pour avoir eu l’audace de vouloir restreindre de 5 à 3 le nombre de jeunes énarques recrutés par les grands corps.
(1) Les intouchables d’Etat, Robert Laffont

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