Atlantico / Capitalisme, inégalités, assistanat : comment la France s’est enfermée dans le piège des discours hémiplégiques

Voici mes réponses à une interview d’Atlantico (lien)

Alantico : Dans quelle mesure peut-on faire le constat d’une économie française prise en étau entre des situations de rentes économiques effectives, au plus haut de l’échelle sociale, et des personnes qui peuvent être considérées comme « les enfants gâtés » d’un système social très protecteur ?

Erwann Le Noan : La question est importante, car s’il y a des rentiers, en haut et en bas (voire au milieu !) de l’échelle sociale en France, c’est que cela vient de notre « modèle social » lui-même. S’en prendre à un bout ou l’autre de la société, c’est rater le sujet : notre économie et notre système social sont, dans leur ensemble, un système de rentes.

La société française est l’une des plus égalitaires des pays développés : les mécanismes de redistribution et les rigidités de l’économie font que les plus défavorisés sont, en France, moins éloignés des plus riches que dans les autres pays. En France, on a préféré que les citoyens restent contenus entre des bornes proches, plutôt que certains montent trop haut. Ce choix s’est fait au détriment de la croissance et de la mobilité sociale : certes, nous avons moins d’inégalités, mais nous avons en contrepartie une stabilité très forte de la structure sociale. En somme, les riches restent riches et les pauvres restent pauvres : les parcours de mobilité sociale ascendante ou descendante sont difficiles.

La France a fait le choix de repousser la concurrence économique et la concurrence sociale : on tente de refuser les conséquences de la disruption technologique et on rêve d’usines fumantes ; on conspue la concurrence entre les établissements scolaires, etc. Les rentes se retrouvent donc dans toute notre société… Et il est difficile de les remettre en cause car, fort légitimement, les Français souhaitent garder les protections qu’elles apportent : dans une société figée, le premier qui bouge a de grands risques d’être le grand perdant s’il perd ses atouts sans que de nouvelles opportunités ne s’ouvrent par ailleurs.

De ce constat, est-il possible de former une grille de lecture correspondant au débat politique actuel en France, présentant d’un côté Jean Luc Mélenchon comme le pourfendeur du néolibéralisme et de la rente, et de l’autre, Emmanuel Macron, comme le dénonciateur des « fainéants », et de ceux qui « feraient mieux de chercher un travail ? Comment cette dualité conduit elle à voir dans son opposant le coupable total du blocage économique français, comment la dénonciation des inégalités peut conduire à justifier qu’aucun effort ne soit entrepris, et comment des situations de rentes peuvent conduire à des comportements de dénonciations des « paresseux » ?

Erwann Le Noan : Pour Emmanuel Macron, à la façon de Kennedy, « la marée soulève tous les bateaux » : autrement dit, s’il y a de la croissance, tout le monde s’en portera mieux. Cette vision, certainement correcte, se double d’une conviction technocratique : puisqu’il connaît les bonnes solutions, efficaces, il suffit de les administrer à la société française. Les oppositions sont dès lors infondées puisque, dans cette logique technique huilée, elles sont nécessairement irrationnelles. Si le Président a régulièrement des mots malheureux et malvenus à l’encontre d’une seule partie de la population française, ce n’est pas tant pour les dénoncer que parce qu’il ne conçoit pas qu’il puisse exister des oppositions sincères et construites aux plans conceptuellement parfaits du gouvernement que l’Etat souhaite imposer. Le résultat, c’est qu’il est perçu comme méprisant et stigmatisant.

Pour Jean-Luc Mélenchon, si la marée monte, elle risque d’en noyer certains alors que d’autres vont surfer avec talent. Aujourd’hui, il semble considérer que certains commencent à bien nager alors que d’autres pataugent encore. Cela lui est insupportable : pour caricaturer, il préfèrerait que tout le monde reste à cale ; égaux, mais à sec.

Ce sont deux visions opposées de la société.

De quelle manière cette problématique double pourrait-elle être traitée de façon simultanée, et ainsi parvenir à discours de cohésion basé sur les efforts de chacun ?

Erwann Le Noan : Un programme de réforme libérale vise à mettre en mouvement l’ensemble de la société : le haut et le bas.

Pour qu’il réussisse, il faut avoir trouvé le discours (ou avoir la solidité politique pour l’assumer) qui explique que le sujet, ce n’est pas les inégalités, mais les injustices : il est au fond normal que l’entrepreneur talentueux réussisse à devenir très riche ; mais il est inacceptable que le gamin d’une famille défavorisée rurale ou urbaine n’ait pas les chances de réussir quand bien même il travaille dur. Il faut assumer que certaines réformes n’ont pas pour but de renforcer l’égalité : par exemple, on ne peut pas supprimer l’ISF en donnant l’impression qu’on se sent coupable.

Emmanuel Macron avait pu le tenir, mais sa mise en œuvre a été unilatérale, sans aucun message adressé aux plus défavorisés. Or, le discours de réforme est économique, mais il est aussi et dans le même temps social. Il faut savoir ce que l’on dit aux victimes des réformes : on les compense ? Aujourd’hui, le gouvernement donne l’impression (à tort ou à raison) que non seulement il les ignore, mais surtout qu’il les méprise : c’est maladroit et contreproductif.

La mise en œuvre doit emporter la société : il ne s’agit pas de lui commander ce qu’elle doit faire, contrairement à ce que conçoit aujourd’hui le gouvernement. Le despotisme éclairé, cela ne fonctionne pas.

Evidemment, il est très facile d’écrire tout cela et beaucoup moins de les mettre en œuvre au gouvernement. On peut toutefois regretter que le gouvernement semble ne pas en avoir eu conscience ni même de s’en soucier.

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