Un entretien avec l’excellent Cyrille Lachèvre pour présenter La France des opportunités
« Partis politiques et syndicats ont creusé leur propre tombe. En glorifiant l’Etat comme institution centrale de la société, ils se sont privés d’utilité et lui ont octroyé le monopole du sens dans la société. Voilà pourquoi il faut défendre “la France des opportunités” »
Dans La France des opportunités, Erwan Le Noan dépeint toutes ces initiatives prises par les Français, qui ont désormais bien compris qu’il ne fallait plus compter sur l’Etat providence pour assurer les services publics. Autant d’opportunités de faire émerger de nouvelles solidarités et de nouveaux engagements politiques.
En filigrane de votre livre se trouve l’idée de l’atomisation de la société française. Quel est ce concept ?
Le constat de départ consiste à dire que l’Etat providence a, par le passé, atomisé toutes les solidarités horizontales en créant une solidarité verticale, le citoyen se retrouvant seul face à l’Etat tout puissant. Mais la décomposition actuelle de l’Etat a brisé ce lien et laisse à nouveau le champ libre à la solidarité horizontale. Cela conduit chacun à prendre ses responsabilités, à développer ses propres initiatives, à inventer de nouvelles solutions. C’est ce que j’appelle « la France des opportunités » : les Français se sont en partie saisis des sujets où l’Etat lâche prise. Nouvelles associations, bénévolat, entrepreneuriat social, action locale… Il existe une énergie, une volonté de se prendre en main et de s’en sortir, une prise de conscience que l’Etat ne peut plus tout apporter. Ce mouvement est très important car il ne faut jamais oublier que le principal handicap de la dépense publique est qu’elle a un contre-effet moral pervers, déresponsabilisant les individus ; pourquoi un citoyen qui contribue à la solidarité nationale par l’impôt se sentirait-il contraint d’y participer bénévolement par ailleurs ? Au final cette mutualisation conduit à une démobilisation générale : la solidarité administrée asphyxie la générosité individuelle. Cette résurgence du secteur privé est donc une très bonne nouvelle. La mauvaise nouvelle, c’est qu’elle se heurte toujours à une très forte résistance politique.
Sur quoi fondez-vous votre optimisme ?
D’abord sur les chiffres. Les particuliers ont donné 4,4 milliards d’euros en 2014 (plus de 400 euros par foyer en moyenne pour les dons déclarés à l’administration fiscale), en augmentation par rapport à 2013 et dans un contexte pourtant dégradé économiquement. Les plus jeunes donnent 1,8 % de leurs revenus contre 1,1 % des Français en moyenne. Au total, la France compte plus d’un million d’associations actives (il s’en crée environ 60 000 à 70 000 par an), et près de 1,8 million de salariés associatifs. En 2016, plus d’un Français sur trois avait une action bénévole, soit 2 millions de plus qu’en 2010. Parmi les raisons de cette accélération, selon l’association France Bénévolat, « la défiance progressive à l’égard de toutes les institutions ». Mais l’optimisme va bien au-delà : dans de nombreux domaines, la société est en train d’inventer de nouvelles solutions !
Le privé commence aussi à prendre des « parts de marché » au secteur public…
Oui, c’est particulièrement visible dans le domaine de l’éducation. On a beau dire ce que l’on veut, l’école publique est un échec. C’est la plus déterministe de tout l’OCDE. Dit autrement, la réussite est plus déterminée par l’origine sociale en France qu’aux Etats-Unis, ce qui est inquiétant compte tenu de l’argent qu’on y met et lorsque l’on songe à ce que l’école représente dans notre mystique républicaine. Mais contrairement aux idées reçues, l’éducation n’est pas une grande endormie incapable de changer tant elle serait devenue obèse. Au contraire, elle est animée d’un extraordinaire dynamisme, même si dans la sphère publique celui-ci étouffe sous les rigidités. Car les citoyens ont décidé de se prendre en main de multiples manières, ce qui se traduit par le développement d’initiatives comme celles de ces parents qui font l’école à la maison, ou encore de la Fondation Esperance banlieue, sans parler du système Montessori. Au total, près de 60 000 élèves suivent leur scolarité dans des écoles indépendantes.
La philanthropie permet de battre en brèche l’idée selon laquelle le social et le culturel seraient uniquement du ressort de l’Etat
Tous les secteurs semblent concernés…
Dans mon livre, j’insiste par exemple sur la philanthropie qui s’est fortement développée en France depuis quelques années. Cela permet de battre en brèche l’idée selon laquelle le social et le culturel seraient uniquement du ressort de l’Etat. Les grandes initiatives culturelles récentes sont plutôt venues du secteur privé si j’en crois le succès de l’exposition Chtchoukine organisée par la fondation LVMH. La notion même de service public est remise en question par les faits. Ce qui compte ce n’est pas la nature juridique de celui qui rend le service public, ni le statut de son salarié, c’est ce service en lui-même. Par exemple la distribution d’eau, ce que l’on appelle le service public de l’eau, est assurée par le secteur privé en France. Voilà pourquoi les particuliers ont toute légitimité à intervenir eux aussi dans le domaine public.
Croyez-vous vraiment à l’émergence d’une Big Society à la française ?
Il y a eu une initiative dans ce sens au sein de l’UMP qui avait créé une réflexion sur la révolution civique. Mais aucun parti n’est allé au bout du constat selon lequel l’Etat providence ne marchait plus. Aucun n’a même fait l’effort de réfléchir à cela, ce qui est paradoxal car la France a une très forte culture de l’Etat. On peut s’en réjouir ou le déplorer mais c’est un fait : par rapport aux Etats-Unis ou à l’Allemagne, l’Etat est central chez nous. Pourtant nous sommes très en retard dans la réflexion sur l’Etat au XXIe siècle. C’est un vrai problème, notamment lorsqu’il s’agit de réformer : quand vous discutez avec les syndicalistes, même les plus durs, ils regrettent le manque de vision de l’Etat. Si une partie des fonctionnaires est rétive au changement, c’est parce qu’ils ne comprennent pas pourquoi on leur demande de changer. Or aujourd’hui plus aucun élu n’imagine l’Etat dans 5 ans. Il existe un vide intellectuel qu’aucun parti ne cherche à combler et cela se ressent dans le débat présidentiel. Quel candidat parle de réforme de l’Etat ? Emmanuel Macron prône des réformes pour que l’état social-démocrate actuel fonctionne mieux, mais il ne parle pas d’un changement d’Etat. Quant à François Fillon, il l’aborde sous l’angle des réductions de coûts et le retour d’un Etat gendarme. Mais est-ce vraiment porté par une vision ? A l’inverse, chez nos voisins anglo-saxons les débats politiques sont plus nourris par ces questions.
Pour que la démocratie vive, les citoyens doivent accepter de former ensemble un corps politique, ce qui impose qu’il y ait des valeurs communes définissant ce qui est dans ce pacte et ce qui n’y est pas. L’enjeu de 2017 c’est aussi un peu cela
Le succès d’un parti représentant la société civile est-il envisageable un jour ?
La société civile se reconstruit depuis la base : le retour vers une horizontalité exigée par les citoyens conduit à une multitude d’initiatives et à un regroupement autour d’autres formes de solidarité ou de vie politique, comme l’association ou la communauté. C’est l’autre versant de l’atomisation, qui suscite aujourd’hui des inquiétudes. Pour que la démocratie vive, les citoyens doivent accepter de former ensemble un corps politique, ce qui impose qu’il y ait des valeurs communes définissant ce qui est dans ce pacte et ce qui n’y est pas. L’enjeu de 2017, c’est aussi un peu cela : arriver à bâtir une unité, qui crée une forme de solidarité au plan politique, sans nier nos différences.
Comment le politique peut-il accompagner cette révolution ?
L’enjeu consiste effectivement à se demander comment basculer de l’Ancien Régime d’Etat providence à une société nouvelle. Soit on le fait dans un changement structuré, et cela s’appelle des réformes, soit on le fait de façon plus brutale. Dans ses écrits, Alexis de Tocqueville a bien montré qu’il existait des tendances lourdes dans l’Ancien Régime ayant permis la création de solutions post révolutionnaires. Je pense que nous sommes dans un moment de transition semblable qui voit des tendances lourdes émerger et se développer. La question est de savoir si le système politique aura la lucidité de les accompagner. Au fond, la vraie inquiétude se situe autour de cette question de la transition. Pour qu’elle se passe bien il faut que les responsables politiques aient d’abord saisi qu’il y a une transition en jeu et qu’ils aient la conviction que l’Etat providence ne fonctionne plus. Je ne suis pas convaincu que cela soit le cas.
Vous êtes effectivement très inquiet à ce sujet.
Des années de glorification de la puissance publique ont conduit les élites politiques et administratives à investir les postes et les responsabilités de cette lourde machine, dépossédant progressivement les citoyens de leurs capacités décisionnelles au profit de ce complexe administro-fiscal supposé les prendre en charge avec bienveillance du berceau jusqu’au cercueil. Partis politiques et syndicats ont donc creusé leur propre tombe. En glorifiant l’Etat comme institution centrale de la société ils se sont privés d’utilité et lui ont octroyé le monopole du sens dans la société. Voilà pourquoi il faut défendre la France des opportunités.
Avocat, consultant spécialisé dans le concurrence, Erwan Le Noan est également un chroniqueur régulier dans l’Opinion. Son dernier livre: La France des opportunités – Toutes les bonnes nouvelles qu’on ne vous dit pas (Manitoba/Les Belles Lettres, 210 pages, 21 euros).
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