Voici le texte d’un papier que j’ai publié sur le blog Trop Libre (Fondapol) : Et si la droite française se convertissait au « conservatisme compassionnel » ?
Une société brisée, un État impotent
Aux États-Unis et en Grande-Bretagne à fin du 20ème siècle, les mouvements conservateurs ont fait le même constat : celui d’une société fragilisée dans une économie en plein bouleversement et celui de l’incapacité de l’État à répondre à ces nouveaux défis. La crise sociale contemporaine est ainsi une crise des solidarités, comme l’explique Philip Blond dans Red Tory[1], texte qui a inspiré David Cameron, mais aussi une crise d’identité[2].
La solution : une société forte, libre et solidaire
Pour y répondre, les conservateurs anglo-saxons ont développé le « conservatisme compassionnel » (compassionate conservatism). L’un de ses précurseurs, Myron Magnet, considère qu’il porte « en son cœur une préoccupation pour les plus pauvres »[3], qui passe par un « message de responsabilité personnelle et d’autonomie, par l’assurance optimiste que s’ils essaient – ce qu’ils doivent faire – ils peuvent s’en sortir ». Refusant l’assistanat qui avilit et l’État-Providence qui dépersonnalise, le conservatisme compassionnel encourage une promotion sociale par le travail, le mérite scolaire et la solidité des liens familiaux. La compassion conservatrice, c’est le partage de l’effort et non les bons sentiments[4].
La version américaine du compassionate conservatism : priorité au religieux
Dans sa version américaine, ce mouvement accorde une grande importance aux organisations religieuses. Son inspirateur, Marvin Olasky[5] propose ainsi de restituer la responsabilité des politiques sociales à la société[6] : aux particuliers, aux organisations caritatives, etc. Il a inspiré tant George W. Bush[7] que Rudolph Giuliani[8]).
La version britannique : la Big Society pour revitaliser la société asphyxiée par l’Etat
Plus récemment et de manière plus intéressante, le conservatisme compassionnel a nourri David Cameron lorsqu’il a pris le Parti Conservateur (Tory) et engagé sa rénovation idéologique[9]. Inspiré des travaux de Policy Exchange[10] et de Philip Blond, ce corps doctrinal a esquissé le thème de la Big Society. En alliant le conservatisme compassionnel à une vision résolument libérale de l’économie (héritage thatchérien), cette doctrine ambitionne de redonner du pouvoir à la société, contre l’État : « la Big Society ce n’est pas que deux mots. C’est une philosophie qui nous guide – une société où la force motrice pour le progrès est la responsabilité sociale, pas le contrôle d’État »[11].
Le projet d’une société plus juste, plus dynamique et plus puissante
Priorité est donc donnée à la redynamisation de la société britannique. Pour cela, la justice sociale est centrale. David Cameron souhaite ainsi être « aussi radical dans les réformes sociales que Margaret Thatcher l’avait été dans les réformes économiques »[12]. La Big Society comporte par ailleurs un volet d’implication civique[13] qui vise à accroitre le pouvoir local, encourage les citoyens à s’impliquer dans la vie de leurs communautés et soutient le « troisième secteur ». Dans un contexte budgétaire difficile, cette doctrine conduit à repenser l’État et ses missions de manière cohérente, sans se limiter à une approche comptable.
En pratique, l’Éducation est au cœur du programme électoral conservateur[14], proposant des réformes novatrices[15]: notamment que des parents ou des organismes privés/caritatifs puissent créer des écoles sans but lucratif (les free schools) et les gérer en toute autonomie.
Limites : big government et implication citoyenne difficile
La mise en œuvre de ce programme a toutefois été plus complexe que les doctrines originelles ne le prévoyaient. Aux États-Unis, les politiques du Président Bush se sont traduits par un maintien du big government[16]. En Grande-Bretagne, l’implication des citoyens britanniques est difficile – ceux qui interviennent dans la vie locale sont généralement les plus diplômés et les plus qualifiés[17]. Au demeurant, le « troisième secteur » reste trop fragile pour porter vraiment la rénovation de la société britannique[18].
Ces limites sont contraignantes, mais pas insurmontables. Elles ne suffisent certainement pas à écarter le conservatisme compassionnel comme source d’inspiration pour la droite française.
Les pistes pour la droite française : constat similaire, propositions identiques ?
Le contexte français actuel n’est pas sans rappeler celui évoqué plus haut : l’État Providence est en faillite et asphyxie l’économie. Le lien social qu’il offrait tant bien que mal est en crise profonde. Son financement est source de tensions, une partie de la population ayant l’impression de financer à sens unique les prestations sociales des autres. Plus largement, les Français s’interrogent sur leur avenir collectif.
La droite française ne peut se contenter de proposer de nouvelles rustines sur un système exsangue, injuste et inefficace : elle doit avancer un programme qui dessine un renouvellement de la société, de l’État et de l’économie. Le conservatisme compassionnel devrait être une piste sérieuse d’inspiration pour repenser la place de l’État en privilégiant une société dynamique, ouvrant enfin des perspectives de réussite à tous et en libérant une économie aujourd’hui atone. Un conservatisme compassionnel à la française contribuerait ainsi à redonner son sens méritocratique à la République et à définir un destin partagé.
Erwan le Noan.
[1] Philip Blond, Red Tory – How Left and Right Have Broken Britain and How We Can Fix It, Faber & Faber, 2010 ; voir le commentaire de cet ouvrage sur ce site (LIEN)[2] Voir le livre de Samuel Huntington, Who Are We : The Challenges to America’s National Identity, Simon & Schuster, 2004, par exemple ou les débats britanniques sur le multiculturalisme.
[3] Myron Magnet, What is compassionate conservatism, Wall Street Journal, 5 février 1999.
[4] Bruce Pilbeam, The Tragedy of Compassionate Conservatism, Journal of American Studies, n°44, 2010.
[5] Marvin Olasky, The Tragedy of American Compassion, Crossway Books, 1992.
[6] Marvin Olasky, Compassionate Conservatism, Veritas, Fall 2000.
[7] Denis Lacorne, George W Bush, un « conservateur à visage humain », Critique Internationale n°6, hiver 2000.
[8] All we need to tell the poor is : Come on, fellas, shape up, The Guardian, 22 avril 2001.
[9] Agnès Alexandre-Collier, Les habits neufs de David Cameron – les conservateurs britanniques (1990 – 2010), Presses de Sciences-po, 2010.
Clément Desrumaux, From Logo to Logos. Conservatism through the Speeches of David Cameron (2005-2009), Observatoire de la société britannique (en ligne), 2010
[10] Jesse Norman, Janan Ganesh, Compassionate Conservatism ; What it is ; Why we need it, Policy Exchange, 2006.
[11] David Cameron, Our Big Society Plan, 31 mars 2010 (LIEN).
[12] David Cameron, Conference Speech 2008, 1er octobre 2008 (LIEN). Dans sa charte de valeurs le Tory Party expliquait par ailleurs que l’un de ses buts est « de se battre contre l’injustice sociale et d’aider les plus faibles en construisant une société plus forte. Une société forte et juste se mesure à la manière dont elle prend soin des moins favorisés » ; Built to Last, the Aims and Values of the Conservative Party, 2006 (LIEN).
[13] Ce qui conduit d’ailleurs certains auteurs à parler de conservatisme civique plutôt que compassionnel. Peter Dorey, Mark Garnett, Andrew Denham, From Crisis to Coalition. The Conservative Party, 1997-2010, Palgrave Macmillan, 2011.
[14] Conservative Party, Invitation to Join the Government of Britain – the Conservative Manifesto 2010, (LIEN).
Conservative Party, Raising the bar, closing the gap. An action plan for schools to raise standards, create more good school places and make opportunity more equal, 2007 (LIEN).
[15] The Economist considérait que ces propositions étaient « l’idée la plus intéressante de la campagne » ; The Economist, Transforming Britain’s schools. A classroom revolution, 22 avril 2010 (LIEN).
[16] Bruce Pilbeam, op.cit.
[17] James Sloam, ‘Rejuvenating Democracy?’ – Young People and the ‘Big Society’ Project, Parliamentary Affairs, vol.65, n°1, 2012.
[18] Charles Pattie, Ron Jhonston, op.cit.
Répondre / Commenter